La complotosphère
Je n'ai pas l'habitude de me balader sur les comptes twitter des complotistes et autre Qanon français. J'ai entraperçu quelques extraits durant la campagne présidentielle aux USA. Pour être honnête j'ai pris cela un peu de haut, en me disant "c'est quoi ces abrutis qui gobent n'importe quoi ?". Mais en fait, c'est exactement ce qu'il ne faut pas faire. Si des gens croient sincèrement ces récits ubuesques de complots, d'État profond, de puce 5G ou de mutation génétique introduite avec le vaccin, de coup d'état... ce n'est certainement pas avec le mépris qu'il faut le prendre.
Il y a encore 30 ans, ces théories fumeuses ne disposaient pas des moyens de propagande et de viralité dont elles disposent aujourd'hui. Il y a quelques décennies en arrière, il fallait vouloir trouver ces théories, aller chercher un livre difficile à se procurer, assister à des réunions rares et souvent distantes, il était extrêmement difficile de se regrouper autour de ces théories. Bref, une très petit nombre de gens avaient accès à ces théories.
Nous avons changé d'époque. Le web permet leur diffusion et leur accès à tous, au fin fond de n'importe où, pourvu de disposer d'une connexion internet. Les outils numériques permettent de fabriquer de toute pièce les pseudo-preuves qui pourraient manquer. Le financement participatif permet de réaliser des films de propagande dignes des meilleurs documentaires. Les réseaux sociaux permettent de rendre virale la moindre théorie bien ficelée grâce aux communautés de croyants et aux bulles informationnelles.
Ce qui n'était que des croyances individuelles et isolées il y a 30 ans, sont maintenant de puissants leviers d'opinion dont plus aucun élus ou dirigeants ne peut ignorer l’existence.
Trump aux USA s'est appuyé dessus dans son story-telling électoral, et a réussi à rendre réel dans l'esprit de près de la moitié des citoyens des USA que l'élection avait été entachée d'une fraude électorale MASSIVE, sans même apporter la moindre preuve. Ignorer cette victoire de Trump c'est se préparer des lendemains qui déchantent.
Préparer les esprits
Les même causes produisant souvent les mêmes effets, on peut donc s'attendre, dans les semaines qui viennent, à voir émerger exactement les mêmes théorie fumeuses à la sauce française. Les complotistes français se convainquent que la France n'est plus une démocratie mais une dictature, renforcé en cela par des personnalités publiques en mal de notoriété: de vieilles gloires politiques qui expliquent tranquillement qu'il n'y a plus de différence entre Macron et LePen, des sénateurs qui affirment que consulter les élus est antidémocratique, des membres de l'opposition qui hurlent à la magouille électorale lorsque le gouvernement pose la question de la date du scrutin régional et départemental, en pleine pandémie (les mêmes qui accusaient le gouvernement d’irresponsabilité lors des municipales), des parlementaires qui inondent d'amendements irrecevables pour empêcher le débat (sans pour autant proposer quelque chose) et pleurent ensuite lorsque le gouvernement utilise des ordonnances... et je ne parle que des politiques, mais on a la même chose dans les média qui questionnent en permanence les orientations du gouvernement, non pas sur la pertinence de ces orientations, mais sur l’existence même de l'action du gouvernement.
Les média ou les élites qui étaient les gardiens d'une démarche raisonnée, argumentée et construite, susceptibles de contrebalancer les élucubrations psychotiques de toute sorte, en sont maintenant les vecteurs. Au lieu de les combattre, ils légitiment les éructations complotistes qui naissent sur les réseaux sociaux, leur donnent de la légitimité et en décuple la visibilité. Concrètement, comment un individu normalement constitué peut-il trouver son chemin et construire une réflexion "raisonnable" dans ce fatras de messages à caractère informatifs, mais de moins en moins relevant de l'information. Il faut une énergie considérable, et l'humain est par défaut un fainéant...
Prochaine étape
Donc il n'est pas besoin d'être un médium pour voir poindre la prochaine jaunisse française: la remise en cause des élections.
La première étape c'est la remise en cause de la légitimité de l'élection. Le partis LFI en a fait un leitmotiv depuis 2017, en répétant en boucle que Macron n'était pas légitime avec seulement 24% du premier tour (18% des inscrits), oubliant tranquillement les élections législatives qui ont suivies où au premier tours, les soutiens de Macron font 33% (49% au second tours).
L'étape d'après, allègrement franchie par les autres partis, consiste à remettre en cause la légitimité à gouverner à chaque évènement électoral, ce qui a été fait en demandant la démission du premier ministre après les municipales.
Puis vient le rejet de l'institution elle même. Appuyé en cela par les média, certains membres de la convention citoyenne sur le climat remettent en cause le droit du parlement à amender leurs propositions, oubliant quand même que cette convention n'a rien de démocratique. Les représentants du peuple ne sont pas cette convention. Elle est une voix, mais n'en est pas une représentation.
Jusque là c'est de la politique, médiocre et nocive, mais l'on est encore dans le périmètre du combat politique. La prochaine étape sera la remise en cause du principe même d'élection, comme les sphères complotistes aiment à s'en bercer. On en a eut un avant goût avec une des frange dure des gilets jaunes, qui refusaient toute discussion avec les élus, allant jusqu'à les menacer.
Lorsque le principe d'élection est remis en cause, lorsque les résultats sont systématiquement considérés comme truqués, le contrat social est rompus. Il n'est plus possible de gouverner et de construire ou organiser le vivre ensemble. La société se délite sans cette glu qui fait société.